7. Le Requin Tigre s'évade

Le Petit Poisson Rouge était bien fatigué. A l’école la journée avait été longue. Le professeur, M. Pourceau-Demaire, avait traité pendant des heures un sujet particulièrement ennuyeux: les raisons de l’absence de littérature chez le phytoplancton.

Ensuite, le professeur de gymnastique, M. Exocet, avait essayé d’enseigner aux Petits Poissons à sauter hors de l’eau et à planer dans l’air. Le seul qui y arriva était son propre fils, camarade de classe du Petit Poisson Rouge. Tous les autres, tout en essayant de faire de leur mieux, n’arrivèrent même pas à sortir complètement de l’eau. Bref, le Petit Poisson Rouge était totalement épuisé.

Le délicieux ragout d’algues que lui servit Maman Poisson Rouge le consola bien un peu. « Des algues ! Des algues ! », dit-il, mais sans vigueur, lorsque Papa Poisson Rouge rentra en disant : « Bonjour, ma chérie ! Bonjour mon grand ! Imaginez un peu ce qu’il m’est arrivé aujourd’hui. J’ai patrouillé devant le ravin nord-est où, comme vous le savez, ne vivent pratiquement que des coraux et des éponges, et j’étais en train d’interroger un crabe vagabond quand j’ai aperçu un individu qui m’a paru louche. »

«Etait-il dangereux ? » interrompit le Petit Poisson Rouge, mais Papa Poisson Rouge continua son récit : « Je m’en suis approché, parce que sa façon de nager, en avançant un peu, puis en reculant puis en avançant encore, et cetera, me sembla bizarre. Mais dès que j’étais arrivé assez près, j’ai reconnu le suspect. Vous n’allez pas le croire : c’était l’Anguillette, la petite anguille que nous avons rencontrée lors de notre excursion sur le Rhône ! »

« Épatant ! », dit Maman Poisson Rouge. « Qu’est-ce qu’elle venait faire dans le Beau Brisant Bigarré ? »

« Elle me l’a expliqué. » répondit Papa, « Depuis notre rencontre elle a taché de s’habituer à l’eau de mer. Rappelez-vous, la truite nous avait dit que cela était possible pour les anguilles, et il parait qu’elle a réussi. Je l’ai invitée à nous rendre visite demain. »

« Génial, Papa ! », commenta le Petit Poisson Rouge, mais sa voix était déjà bien fatiguée.

« Au lit, mon grand ! », commanda donc sa mère, et le Petit Poisson brossa ses dents et s’endormit vite.

Dès que Papa Poisson Rouge était sûr que son fils dormait, il dit à son épouse : « Je ne voulais inquiéter le petit, mais l’anguil- lette m’aussi fait part d’une observation bizarre. Il parait que depuis quelques jours deux grands requins rodent aux alentours de notre récif. D’après elle, on aurait dit qu’ils ne voulaient pas se faire remarquer. Je me demande ce qu’ils viennent chercher ici. »

« Effectivement, c’est inquiétant. », commenta Maman Poisson Rouge. « Avec les requins il faut toujours se méfier. Mais peut-être

qu’ils n’attendent que le passage des bancs de hareng. C’est bientôt la saison de leur migration annuelle. »

« Peut-être. », réfléchit Papa Poisson Rouge, « Peut-être que non. Je vais rester vigilant et demain je vais avertir le maire. » Là-dessus, ils allèrent également se coucher.

Le lendemain, après que Papa Poisson Rouge eut préparé un petit casse-croûte d’algues pour la récréation de son fils, il nagea directement chez le Poisson Lune, le maire du Beau Brisant Bigarré.

« Ah ! Mon loyal sujet, eh, je voulais dire mon cher concitoyen gendarme, quel bon vent vous amène ? Vouliez-vous simplement m’aduler, ou existent-t-il d’autres raisons pour votre visite ? »

« Bonjour, M. le maire. », répondit Papa Poisson Rouge, et il informa le maire de ses appréhensions. Le Poisson Lune en prit note, mais il se contenta de dire : « Soyez vigilant, mon brave homme ! ». Au moins, pensa Papa Poisson Rouge, avait-il accompli son devoir envers l’administration, mais pour résoudre le problème des requins, il serait manifestement livré à lui-même.

L’arrivée de l’Anguillette sut un peu le distraire de ses soucis. Le Petit Poisson Rouge avait averti la Petite Poissonne Blanche et le Petit Poisson Bleu, et les trois attendaient leur visiteuse chez la famille Poisson Rouge. L’Anguillette raconta encore une fois comment elle avait fait pour pouvoir respirer dans l’eau marine aussi bien que dans l’eau douce, et reçut donc le sobriquet d’Anguillette Marinée de la part de la Petite Poissonne Blanche.

Bientôt, les enfants demandèrent de pouvoir sortir pour jouer près de la petite île située à l’entrée du ravin. Papa Poisson Rouge décida

de scruter entre temps la partie du récif où les requins avaient été vus, et les Petits Poissons se dirigèrent vers leur lieu de destination.

La petite île était une des aires de jeu préférées des Petits Poissons. On y trouvait souvent des objets intéressants, dont la plupart avaient été perdus par les humains qui de temps en temps visitaient le Beau Brisant Bigarré dans leurs radeaux bruyants, « offensive-ment bruyants », comme disait toujours Papa Poisson Rouge.

Apparemment, un de ces radeaux avait perdu une caisse de coings qui s’était brisée en tombant, et les fruits s’étaient empilés sur le fond marin en forme de tour. « Regardez ! », cria donc le Petit Poisson Bleu, « Une tour-coings près de l’île, à côté de la roue-baie, vous savez, cette anse toute ronde ! » Curieux, les Petits Poissons s’approchèrent de leur découverte.

« Ça sent presqu’aussi bon que les algues ! », remarqua le Petit Poisson Rouge, et l’Anguillette Marinée qui, elle, vivait près d’une ville des hommes, remarqua : « C’est un aliment des humains. Ils en font du pâté, je connais ça. »

« Peut-être pourrions-nous utiliser ces fruits pour jouer au ballon avec. », réfléchit le Petit Poisson Bleu, lorsque la Petite Poissonne Blanche s’écria : « Avez-vous vu ça ? Là, derrière l’île ! Je crois que j’ai aperçu un requin ! »

« C’est dangereux, les requins ? » demanda l’Anguillette. « J’en ai déjà vus, et je l’avais raconté à ton père qui m’en a paru bien inquiet, mais mis à part qu’ils sont grands je n’en savais rien. », dit-elle, et le Petit Poisson Rouge répondit en riant : « Ils sont même énormément dangereux ! Beaucoup plus que les brochets dans votre fleuve, et ils ont plusieurs rangées de
dents énormes. Venez vite, si tu dis que ça l’a intéressé, il faut rapidement avertir Papa ! »

Quand Papa Poisson Rouge apprit la nouvelle, il en fut bien préoccupé. « J’ai vu des requins également de l’autre côté du récif. », dit-il, « Cela ne signifie rien de bon. Je vais rassembler la garde citoyenne, et vous autres, allez avertir les habitants et dites-leur de rester dans leurs cavernes jusqu’à ce que je signale la fin de l’alerte. »

Aussitôt, les Petits Poissons suivirent ses instructions, et Papa Poisson Rouge pois-sonna l’alarme. La garde consistait en une douzaine de poissons et crustacés qui s’étaient tous portés volontaires pour cette tâche et se réunissaient une fois par mois pour s’exercer. Quand ils étaient tous rassemblés sur la grande place, Papa Poisson Rouge expliqua quel était le danger.

« Laissez-moi faire ! », s’écria alors le Poisson Napoléon. « Je vais vous mener à la gloire ! », mais il fût ignoré par les autres. « Nous ne pouvons pas faire grand- chose contre un groupe de requins », remarqua la Langouste, et le Poulpe ajouta : « C’est vrai. Je dois savoir : j’en ai un, enfermé dans la prison proviso ire au fond de ma caverne. »

« C’est ça ! », s’écria soudain Papa Poisson Rouge. « Ils sont venus pour libérer le Requin Tigre. Et il n’est pas gardé en ce moment, puisque le Poulpe et les dauphins sont ici. Allons vite à la caverne du Poulpe. »

« Ça ne va pas, ça. », râla le Poulpe. « Je me déplace pour venir ici, puis que veut-on que je fasse ? Que je rentre chez moi. On aurait pu y penser avant … » Malgré ses plaintes, il suivit les autres, et en effet : les requins avaient profité de son absence pour rentrer dans sa caverne et défoncer les barreaux de la prison du Requin Tigre.

« Héhéhé ! », ricana ce dernier. « Je savais que vous ne pourriez pas me retenir longtemps ! » Suivi par les autres requins, il se dirigea vers l’océan, lorsque quelque chose lui vint à la tête. Se tournant vers un des requins, il demanda : « Dis, le Thon, il est où ? »

« Il n’a pas voulu venir. », répondit ce requin. « Il fait toujours bien chaud chez le Poulpe, dit-il, et il n’a jamais mangé d’algues aussi excellentes que celles de chez le marchand du coin. Il nous souhaite bonne chance et promet de ne pas révéler que nous avons l’intention d’attaquer la banque des sardines une nouvelle fois. »

« Tais-toi ! », cria le Requin Tigre en rage. « Tout le monde nous écoute ! Heureusement que tu n’as pas dit que ce plan était pour lundi prochain treize heures ! Filons ! »

Entre temps, les dauphins avaient discrètement émis les sifflements avec lesquels ils communiquaient avec leurs semblables même à de grandes distances, et lorsque les requins voulurent sortir du récif, un grand groupe de dauphins de toute sorte apparut, les grands dauphins gris en tête. L’un d’entre eux s’adressa aux

requins : « Où voulez-vous aller, mes amis ? D’après nous, M. le Requin Tigre est toujours prisonnier, n’est-ce pas ? »

« En effet ! », ajouta Papa Poisson Rouge. « Vous êtes toujours arrêté pour hold-up. » La Petite Poissonne Blanche ajouta : « En plus, nous savons que vous voulez une fois de plus essayer de dévaliser la banque, et ceci lundi prochain à une heure de l’après-midi ! »

« Mais c’est de la sorcellerie ! », s’écria le Requin Tigre hors de lui. « Comment pouvez-vous savoir ! Vous entendez, vous autres. Nos plus grands secrets ne valent rien par ici, même les enfants les connaissent. Il va falloir se tenir éloigné d’ici. Suivez-moi ! »

Sur ces mots le Requin Tigre paniqué fit volte-face et, suivi de ses complices, s’enfuit le plus vite possible. Les dauphins voulurent le suivre, mais Papa Poisson Rouge les retint : « Laissez-le. Bon débarras, je dirais. De toute façon on ne verra plus cet individu d’ici longtemps, et comme cela, il ne faut pas l’entretenir aux frais de la communauté. D’ailleurs, merci pour votre aide, et merci aussi à toi, Anguillette ! On vous sert un jus d’algue ? »

Puisque les dauphins acceptèrent l’invitation de bon cœur, la garde et les dauphins nagèrent vers le bar-algue, le Bulot Gaillard, et Papa Poisson Rouge commanda du jus d’algue pour tous aux frais du maire. Celui-ci consentit parce que le gendarme avait annoncé publiquement que, si la situation avait pu être réglée, c’était grâce aux instructions ingénieuses du Poisson Lune. Tourné vers le Petit Poisson Rouge, il demanda ensuite:

« Peux-tu, s’il te plaît, nager vers les cavernes avec tes amis, afin de signaler aux habitants la fin de l’alerte. Après, vous revenez, et vous aussi, vous aurez un grand jus d’algue ! »

Fiers et heureux, les Petits Poissons accomplirent rapidement leur mission, et savourèrent ensuite leur jus et le bonbon à algues que les patrons du bar-algue avaient offert en prime. Entre temps Papa Poisson Rouge était parti pour renvoyer le Thon de la prison que ce dernier semblait considérer comme une sorte d’hôtel. Le Requin Tigre parti, il ne parut plus nécessaire de garder enfermé son stupide acolyte.

Au retour, Papa Poisson Rouge prit encore un petit ballon de jus d’algues et puis il rentra avec le Petit Poisson Rouge, tout en emmenant le Petit Poisson Bleu, la Petite Poissonne Blanche et l’Anguillette Marinée pour les restituer à leurs familles.

« Des algues! Des algues! >> constituerent le diner, et apres l'histoire que son papa avait l'habitude de lui raconteur tous les soirs, le Petit Poisson Rouge s'endormit pour rever du
Requin Tigre en desarroi qui avait eu peur de la magie de la Petite Poissonne Blanche.

© 2017 Olivier Fuchs – http://www.lepetitpoissonrouge.fr